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par Clément
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Lundi, 21 décembre 1992
Aujourd’hui papa est mort... J’étais en train de lire, assis sur le lit, quand maman a ouvert la porte de ma chambre.
- C’est papa... Il n’a pas souffert.
J’ai la sensation de tomber dans un précipice infini. D’ailleurs, autour de moi, les choses résonnent en un bourdonnement sourd. Elle reste dans l’entrebâillement de la porte, je ne pleure pas. Elle me regarde. Chaque seconde pèse une tonne. Le livre est tombé à mes pieds. Albert Camus... L’étranger... Un jeune homme sur une plage... Je présume que ce roman sera éternellement lié à la mort de mon père. Je me lève pour la prendre dans mes bras. Je devine que je m’en sortirai, mais que pour elle c’est foutu. Elle s’effondre, je la serre, mes larmes se joignent aux siennes. Nous restons là, à nous vider, jusqu’à ce qu’une odeur de brûlé nous arrache à notre torpeur.
- Le rôti ! crie-t-elle, comme si un deuxième mort était à déplorer. Nous descendons et j’ouvre grand toutes les fenêtres pendant qu’elle s’occupe de la viande calcinée. Il n’y a pas grand-chose à sauver.
- Tu veux une omelette ?
Je fais signe que non. Je fais les cent pas de la cuisine à la salle à manger. Elle s’est assise et veut me raconter ce que les gendarmes lui ont dit au téléphone. Mais les bourdonnements m’empêchent de comprendre le moindre mot et je l’arrête d’un geste de la main. J’ai cru comprendre « camion » et ça me suffit amplement. Qu’on me laisse choir dans mon gouffre. C’est tout ce que je demande.
Vers quinze heures, Vacher, le meilleur ami de mon père, débarque et prend les choses en main. On n’imagine pas la quantité de formalités qui tombent sur la tête voilée des veuves. En outre, sa présence me permet de rester seul dans ma chambre. En début de soirée, le rythme des visites s’intensifie. J’imagine que tous les amis de mes parents sont là. On respecte mon recueillement. Je reste dans le noir avec mon bourdonnement.
Mardi, 22 décembre 1992
Comme tous les mardis matin, madame Marchal arrive vers neuf heures. Elle est bien plus qu’une femme de ménage. Elle est dévouée corps et âme à mes parents et mon père éprouvait à son endroit un respect sans borne. Le cri est celui d’une bête qu’on assassine. Le ciel bleu et glacial de décembre tapisse les parois de l’abîme où j’ai trouvé refuge. Les sanglots qui me parviennent semblent provenir d’un vieux piano désaccordé. Je descends l’escalier en titubant, j’enfile un manteau en saluant les pleureuses et je sors dans la rue déserte. « Cristobal ! » Elles m’appellent, mais je n’ai pas la force de faire machine arrière. Je m’enfonce dans la ville. L’air frais me fait du bien. Je ne sais pas trop où aller. Mes pas me dirigent machinalement vers la place Stanislas. Je la traverse comme un zombie. C’est le premier jour des vacances de Noël et les cris d’enfants sont comme des aiguilles qui picotent mes membres anesthésiés. Me voilà dans les allées du parc de la pépinière. Alors c’est vrai tout ça ? Ça n’est pas un mauvais rêve ? Je m’effondre au pied d’un gigantesque platane que j’arrose d’un torrent de larmes. Dieu que j’aimais cet homme ! Dieu que je l’admirais ! Dieu qu’il va me manquer !
Jeudi, 23 décembre 1992
Quelle foule au cimetière de Préville ! Je ne voulais pas participer à cette mascarade mais maman n’aurait pas supporté mon absence. Alors je suis là, pour elle, debout, pour lui. Je ne sais pas où il est, mais je sais qu’il n’est pas dans cette pauvre caisse dont on va nourrir les vers. J’ai hâte que tout ça se termine. Le petit crachin hivernal devrait aider à disperser la meute... Maman me sidère par son courage et sa force. C’est elle qui console les pauvres âmes éplorées ! Je ne sais où elle va puiser tout ça, mais je redoute que cette belle forteresse ne soit qu’un château de sable qui s’effondrera bientôt.
Dimanche, 25 avril 1993
Aujourd’hui, papa aurait eu quarante-huit ans. En le perdant, Maman a aussi perdu son travail - elle l’aidait à faire tourner le cabinet d’architecte. Comme je le craignais, l’écroulement ne s’est pas fait attendre. Elle ne mange plus, elle n’a plus que la peau sur les os, elle ne sort pas, les visites se sont peu à peu raréfiées et seul Vacher continue à venir régulièrement. Je la surprend souvent en pleine conversation avec son mari. Il leur arrive même de se disputer ! Pour éviter son hospitalisation, Madame Marchal est à demeure chez nous. Elle aussi a perdu sa joie de vivre et l’affliction a creusé ses jolies joues roses en deux cratères fripés.
Moi, je fuis cette ambiance morbide et quand je ne suis pas à la fac, je passe le plus clair de mon temps à la piscine. Je ne me sens bien que sous l’eau ; j’y noie ma détresse et le silence lourd qui enveloppe mon corps immergé cicatrise mon âme.
Mercredi, 29 septembre 1993
Il est seize heures et je rentre de la fac. Je glisse ma clé dans la serrure. Un hurlement déchire le silence. Le moment que je redoutais tant est arrivé. Madame Marchal tremble de tout son corps et ne parvient pas à parler. Elle vient de découvrir le cadavre de maman et je me demande si elle va supporter ce nouveau choc. Pour ma part, voilà des mois que je m’y prépare, et c’est presque un soulagement. La vie sans son homme n’avait aucun sens, et sans y croire vraiment, je ne peux m’empêcher de penser qu’elle doit être bien heureuse de l’avoir retrouvé. C’est le premier jour d’une vie nouvelle.
Jeudi, 7 octobre 1993
Je bazarde tout. J’ai demandé à madame Marchal de récupérer tout ce qui l’intéressait dans la maison. Cuif, le notaire, se chargera de vendre le reste, murs compris. Je ne garde qu’une photo des mes parents dans mon portefeuille. J’hésite encore devant le petit cheval noir, je le fais basculer une dernière fois, et zou !
Adieu, ville aux portes d’or, je les ferme à jamais. Je pars vers la lumière.